lundi 20 novembre 2017

Voyoucratie et cultures graphiques criminelles

1. Les Apaches

Dans le Paris bouillonnant du début du XXe siècle plane une ombre menaçante, celle de la racaille des bas-fonds, des voyous sans foi ni loi…
Ce sont des garnements qui, bien souvent, ont échappé à l’école et qui vivotent en traînant leurs savates sur les pavés de Paris. Pour survivre à la misère et pour s’assurer un semblant de sécurité, ils vivent en bande, vagabondent, commettent des larcins et autres vols à l’étalage, et crient leur colère et leur soif de liberté. 
Avant même la vingtaine d’années, ces jeunes impénitents refusant d’aller à l’usine et troublant l’ordre public deviennent le fléau des bourgeois et de la « renifle » (la police).
Considérés comme des sauvages, on a tôt fait de qualifier ces bandes violentes d’« Apaches ». Ce terme, qui apparaît au début du XXe siècle pour désigner les jeunes Parisiens marginaux, fait référence — vous l’aurez compris — aux Indiens d’Amérique du Nord, la terreur des pionniers blancs de la conquête de l’Ouest.
(…) Alors on assimile les lascars des faubourgs qui, ligués en bandes s’adonnent à la délinquance et à la criminalité, à ces hordes de sauvages qu’on s’imagine brandissant leurs tomahawks, prêts à vous ligoter au poteau de torture pour mieux vous scalper. Issus principalement des quartiers de Belleville et Ménilmontant, leur terrain de jeux sont les « fortifs » comme ils les appellent : une enceinte bastionnée construite sous la monarchie de Juillet (1830-1848) longue de trente-trois kilomètres et au-delà de laquelle s’étend « la zone ». Sur ces territoires, également pris d’assaut par les ouvriers que l’haussmannisation a chassés, ils règnent en maîtres et font la loi. Le soir venu, ils déferlent sur le centre de Paris et dépouillent les bourgeois… Frondeurs et bagarreurs, ils sont prêts à cogner pour défendre leur honneur ou la réputation de leur gang et beaucoup de leurs histoires finissent en bagarres de rue, en rixes sanglantes. Aussi, ils sont nombreux à collectionner les séjours en tôle, qu’ils ajoutent fièrement à leur pedigree. 
C’est pour cette jeunesse dissidente que sont apparus, dès le milieu du XIXe siècle, les premiers établissements pénitentiaires pour mineurs (l’âge de la majorité pénale est alors de seize ans, elle passera à dix-huit ans en 1906).
Les exactions et méfaits de ces gredins font grand bruit, relayés avec des titres sensationnels à la Une ou dans la colonne des faits divers de la presse à grand tirage de l’époque (Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Journal et Le Matin) dont ils font les choux gras. On est en pleine mode du roman-feuilleton et des romans judiciaires (ancêtres des romans policiers), et les frasques de ces jeunes chiens fous excitent la curiosité et la peur de la populace. Les journalistes se délectent de ces échauffourées et de ces violences quotidiennes
(…) L’État se débarrassa bien vite de cette jeunesse gênante au profit de la guerre, où ils seront expédiés en première ligne. (…) ils auront été les « derniers rebelles de la société industrielle, hostiles aux bourgeois, aux flics, au travail ». 
Devenus un symbole, la figure de l’apache perdurera tout le long du XXe siècle, inspirant notamment les « blousons noirs » des années 1960 ainsi que certains mouvements punks et anarchistes des années 1980.

(d’après Savoirs d’Histoire, 17 janvier 2016)

2. Les Apaches illustrés par Dave Decat

Jadis gamin passionné de grafs et de heavy métal (y compris Kiss), David Decat doit son surnom de Diamond Dave à David Lee Roth, le chanteur de Van Halen. Dessinateur qui ne dessine jamais, sauf sous contrainte, il promeut une fainéantise sans complexe, très anarcho-franchouillarde (Jean-Pierre Marielle, Philippe Noiret, tout ça...), même s'il est en réalité d'ascendance flamande et ne voit pas vraiment d'un bon oeil l'annexion d'Ixelles par l'arrogance française exilée. 
En 2005, suite à la publication de croquis dans feu le magazine Voxer, dont son grand pote Pee Gonzales (De Puta Madre) était alors le directeur artistique, il est choisi par la marque de fringues Carhartt pour illustrer leur campagne de pub du moment. Cette collaboration lui permet de faire connaître quasi mondialement son étonnant travail - mélange d'aquarelle, de crayons de couleurs et de retouches par ordinateur - ainsi que son univers très particulier, inspiré par la voyoucratie française des années folles et les magazines populaires du tournant du siècle dernier. (…)
(Serge Coosemans, Focus Vif, 04 avril 2014)











































3. Biribi

« Biribi », « Tataouine », « les bat' d'Af’ »… 
Autant de mots qui évoquent l'inquiétante atmosphère de bagnes lointains, de soldats punis que l'on imagine travaillant écrasés sous le soleil d’Afrique, soumis aux violences des sous-offs, empreints de la dureté des rapports entre apaches.
Il fallait d'abord s'y retrouver dans le maquis de cet « archipel pénitentiaire » que l'on désigne sous le terme générique de « Biribi » (à l'origine, un jeu de hasard), rendu populaire par le roman du même nom signé Georges Darien (1890). 
Il y a d'abord les fortes têtes de l’armée que l'on envoie dans les compagnies disciplinaires. Il y a aussi ceux qui, après être passés devant un conseil de guerre pour désertion, vol, outrage ou autre, sont expédiés dans un établissement de répression comme les ateliers de travaux publics. Il y a encore les « exclus », ces hommes condamnés aux assises que l'on ne peut incorporer dans des régiments ordinaires. Et puis les fameux « bat' d'Af’ » (bataillons d'Afrique) qui accueillent en particulier des soldats libérés de « Biribi ».
Chacune de ces expériences est déjà une véritable épreuve en soi. Mais nombreux sont ceux qui les multiplient. (…)
« Biribi » compose une immense armée de punis. Entre 600 000 et 800 000 hommes de 1830 à la fin des années 1960, 1 % à 2 % de l'armée française selon les époques. Cette « armée » rassemble surtout des éléments des classes populaires urbaines, souvent les moins intégrés, mais aussi certains condamnés politiques.
Le choix de l'Afrique tient notamment à l'un des objectifs de la répression : « purger » l'armée de ses « mauvais éléments », homosexuels compris, voire les « éliminer ».
L'univers qui y attend les condamnés est terrifiant. Un quotidien de violence et d'humiliation : interdiction de porter librement barbe ou moustache, contrôle du courrier, brimades physiques... (…) Les dénonciations de cet « enfer » n'ont pas manqué, des campagnes antimilitaristes d'avant 1914 au souci technocratique de réformes en passant par les reportages - en particulier celui d'Albert Londres, paru en volume en 1924 sous le titre Dante n'avait rien vu.
Les détenus eux-mêmes ne se sont pas toujours laissé faire, comme le montre la multiplication des formes de résistance, individuelles ou collectives. Théoriquement interdit, le tatouage - « la grande affaire de Biribi » - en est un aspect, tel ce « Vaincu, mais non dompté »… 
(…) Les réformes seront nombreuses, plus ou moins bénéfiques aux condamnés, notamment après la Grande Guerre, qui avait autorisé de multiples abus de la justice militaire. Mais « Biribi » perdure jusqu'à la décolonisation, même si son déclin est entamé dès les années 1930.
(Nicolas Offenstadt, Le Monde, 23 avril 2009)



















 4. Les tatouages de prisons russes

Depuis les années 1920, les tatouages sont partie intégrante de la vie des prisons russes. Ils représentent bien plus qu'un soucis esthétique et constituent «un langage secret» pour les prisonniers, (…).
Un langage secret qui a été décodé par Danzig Baldaev. Gardien de prison pendant plus de trente ans sous l'URSS et aujourd'hui décédé, son oeuvre a été publiée par Damon Murray et Stephen Sorrell (L’Encyclopédie des tatouages des criminels russes).
Dans une prison russe, un tatouage permettait de connaître les crimes de son compagnon de cellule. Une tête de mort tatouée signifiait qu'il avait assassiné, un chat indiquait qu'il avait volé et si c'était une femme, un pénis révèlait qu'elle s'était prostituée. Quant à ceux qui n'avaient pas avoué leurs crimes, ils arboraient comme tatouage une svastica (croix gammée) qui attestait de leur courage. Le nombre d'étoiles présentes sur le corps représentait le nombre d'années passées en prison et le nombre de coupoles – car souvent, une église orthodoxe était tatouée sur le torse ou le ventre – permettait de connaître le nombre de passages en prison. 
Les tatouages indiquaient aussi l'organisation hiérarchique des prisons soviétiques. «Un prisonnier sans tatouage n'avait pas de statut social [dans la prison]», souligne le Guardian. 
Gare à celui qui s'attribuait des tatouages non mérités. Ses compagnons de prison se chargeaient de les effacer. Ils pouvaient aussi lui en tatouer d'autres. «  Les dessins obscènes étaient tatoués de force sur les homosexuels passifs ou sur ceux qui avaient perdu aux cartes», explique Murray, l'éditeur de Baldaev. Pire, les prisonniers pouvaient être marqués par le symbole d'un triangle avec un coeur à l'intérieur, celui habituellement réservé aux pédophiles. «Porter [ce tatouage] signifiait qu'on était un intouchable, et qu'on devait supporter tous les caprices sexuels des autres prisonniers», précise le Guardian. 
Dans les prisons soviétiques, il était courant de voir Khroutchev et/ou Brejnev tatoués dans des postures plus ou moins comiques sur les corps des prisonniers. (…) «ces caricatures étaient une sorte de bravade», surtout que «tatouer était illégal en prison». Pour pouvoir le faire, les prisonniers faisaient fondre «les talons de leurs bottes avant de les mélanger avec du sang et de l'urine».
(…)
(Slate, 27 octobre 2010)

































5. Paños, Art Carcéral Chicano

Aperçu d’une tradition picturale semi-clandestine qui se perpètue encore aujourd’hui et puise sa vitalité dans l’affirmation de La Raza, la fierté du peuple chicano. 
Sur de simples mouchoirs, ces prisonniers d’origine mexicaine composent des tableaux miniatures en remixant allègrement symbolique des gangs, mythologie aztèque, imagerie religieuse catholique, pin ups et cartoons de Walt Disney.
Le paño, diminutif de pañuelo (« mouchoir » en espagnol), serait apparu quelque part entre les années trente et quarante, au sein des prisons du sud-ouest des Etats-Unis, parmi les détenus d’origine mexicaine.
Les prisonniers, souvent lourdement condamnés, dessinent à la plume sur les mouchoirs fournis par l’administration pénitentiaire. En couleurs ou dans des gammes de tons grisés, ils reproduisent avec de l’encre de stylo bille, du café ou de la cire des motifs parfois très élaborés selon des techniques qui peuvent s’avèrer sophistiquées. L’iconographie s’inspire de la culture chicana (religion catholique et « vida loca »), des tatouages de gangs (la EME – Mexican Mafia – demeurant le principal d’entre eux), des peintures murales, des cartoons, des symboles de la prison et de l’amour. Les paños s’adressent à la famille et aux membres du gang demeurés à l’extérieur. L’utilité de cet art carcéral consiste à conserver des liens au-delà des barreaux.

Ci-dessous des paños de la collection de RENO LEPLAT-TORTI, spécialiste de cette forme d'expression graphique radicale :

https://www.lesinrocks.com/2016/10/04/style/panos-lart-chiffonne-prisonniers-chicanos-11869345/

Motifs inspirés de la mythologie aztèque






 Los Tigres Del Norte, un des groupes les plus populaires du Mexique


Motifs inspirés des tatouages de gangs de prison et de la "Vida Loca"
















Motifs destinés à la famille, aux enfants, à l'épouse, à la fiancée

























 Motifs religieux catholiques













 Motifs inspirés des équipes sportives




6. Sozyone Gonzalez

Portrait en creux d'un voyou lumineux

1. L'exil
Depuis 2008, Sozyone Gonzalez, figure légendaire du hip hop belge (De Puta Madre...), a quitté Bruxelles. Désormais, il s'est installé dans le sud de l'Espagne, plus précisément dans la banlieue de Valence. « J’ai la plage à 100 mètres de chez moi, c'est comme des vacances qui s'éternisent. » Cet exil volontaire a fait énormément de bien à son travail car il n'en pouvait plus de la ville qui l'a vu naître. « J’attendais tellement de Bruxelles, je voulais qu'elle soit comme Londres ou New York mais rien ne venait jamais. »
De cette insatisfaction est née d'abord une grosse lassitude, ensuite un dégoût auquel il est dangereux de s'habituer: « Si tu restes tout le temps aux chiottes, tu risques de ne même plus sentir la merde ». Pour marquer la rupture, il pose un geste fort: "J'ai pris la décision de ne plus taguer dans cet environnement pasteurisé". Pour qui connaît sa manière de fonctionner, une telle décision ne peut rester sans conséquence tant Sozyone tire l'essence de son travail dans la rue.
Depuis qu'il est à Valence (« pas loin d'un aéroport »), tout a changé, il renoue avec les graffs et le souffle d'une ville qui vit. « Si un Guardia civil te chope là-bas, tu discutes, au bout du compte le mec va même peut-être apprécier ton travail, y'a pas encore tout l'arsenal répressif qu'on trouve dans le nord de l'Europe. » Du coup, c'est apaisé que Sozyone débarque à Bruxelles, trop content de payer un sandwich à l'américain à gauche, des spéculoos à droite.
2. La violence
Sozyone Gonzalez entretient « une romance avec la violence ». En ce sens, il est en totale rupture avec l'art contemporain qui s'est fait une tradition de « promouvoir les artistes qui ne disent rien, qui ne dérangent pas ». Pour lui, l'art (il cite de façon emblématique le jazz, le blues) se doit de fouiller la violence. « Si l'on s'interdit d'exprimer cette violence, c'est carrément toute la sincérité d'une démarche qui fout le camp. »
Avec Voyov, sa dernière exposition, Sozyone explore une brutalité liée au territoire, celle des hommes qui se battent pour un quartier, mais aussi celle des chiens ou des coqs qui naturellement chargent celui qui a le malheur d'enfreindre le périmètre de sécurité.
3. Les voyous
Bébert l'enjôleur, Jean le Frisé, Maurice des Belles Japonaises, Riton le Tatoué ou Dédé les Diam... Il y a chez Sozyone une véritable fascination pour le milieu, comme le laisse présager le titre de l'expo Voyov, qui n'est autre que le mot "voyou" revisité par le biais d'une stylisation graphique. « Rien de plus fascinant que de peindre la vie d'un voleur, il y a un côté "je suis seul et je vous emmerde tous » qui me scotche.
« Attention, pas n'importe quelle crapule ou petit arnaqueur sans envergure ». Ce qu'il aime, ce sont les Apaches du tournant du XXe siècle ou les criminels de l'après-guerre, les mauvais garçons qui suivent une même loi, cruelle et non écrite. Marlou nippé blouse bleue et casquette ou gangster à borsalino, il se passionne pour « ces voyous de l'ancien temps dont le parcours se terminait toujours trop tôt, le nez dans le ruisseau... la faute aux pruneaux » (Paris Gangster, de Claude Dubois, éditions Parigramme). En témoignent ses lectures sur la bande à Bonnot ou sur le gang des tractions avant. Il puise également son inspiration dans Le Voleur de Louis Malle mais aussi chez Verneuil ("surtout Peur sur la ville") et Audiard. (…)
(Michel Verlinden, Focus Vif, 03 mars 2011)































7. Fuzi

Défricheur des cultures urbaines, son nom complet d'artiste qui date des premiers collectifs de graffeurs, c'est Fuzi UVTPK : Ultra-Violence The Psychopath Killers.
A l'automne 2012, Scarlett Johansson s'en était remise à lui pour graver un fer à cheval assorti d'un « Lucky You! » sur son flanc droit. C'est l'actrice qui avait eu l'idée du dessin. Un « lucky you » aux antipodes du faux style naïf de Fuzi qui abrite une belle rage de propos.
Représentant de l’ « Ignorant Style », cet artiste de 42 ans s'est confronté il y a une vingtaine d'années à l'art de rue en bordure des voies de chemin de fer. Inspiré par le graffiti new-yorkais, il appose sa signature dans les dépôts de train et autres rames de RER. Il en a fait un livre, Ma Ligne. 
« J’ai connu la violence de la rue, j'ai aussi été boxeur puis tatoueur. Là, j'ai pu vivre le face-à-face de sentiments primaires. C'est ce que j'ai trouvé de beau dans le tatouage : une personne t'offre sa peau. »
D'un tunnel de métro parisien à une galerie d'art à San Francisco en passant par une église ou le toit d'un building new-yorkais, les lieux ont leur importance dans le cérémonial qui accompagne chaque séance de tatouage pour Fuzi. 
« Je ne suis pas un tatoueur qui fait des sirènes toute la journée en boutique. Je propose une œuvre d'art unique et indélébile et je vis le tatouage comme un moment inoubliable. »
(d’après Le Journal du Dimanche, 15 décembre 2013)





































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