dimanche 3 décembre 2017

L'image fantôme


Roman-photo mexicain et réalité magique

Média transversal, la « fotonovela » mexicaine se situe au carrefour de la bande dessinée et de la photo. Dans l’imaginaire latino-américain, elle appartient à une tradition du récit où le réel bascule dans le fantastique, le merveilleux et le paranormal.


1. Origines
Le roman-photo provient de moyens d’expression populaires : roman dessiné, bande dessinée et cinéma.

Roman dessiné italien (1947)


Bien qu’on retrouve sa trace antérieurement, notamment dans les années 30, le roman-photo serait officiellement né en Italie après la guerre, en 1947.
Les premiers romans-photos sont publiés dans les magazines Il Mio Signo et Bolero Film. 



Ils apparaissent en France en 1949, notamment dans le magazine Nous Deux.



Au départ les comédien(ne)s du roman-photo copient le jeu des stars du 7ème art. 
De nombreuses grandes actrices italiennes comme Sophia Loren et Gina Lollobrigida débutent leur carrière dans le “fotoromanzo”. 
Ce genre remporte un énorme succès populaire, qui se prolongera jusqu’à la fin des années 70. 
Durant vingt ans, Nous Deux se vend chaque semaine à plus d’un million d’exemplaires.
Il s’agit d’un pur produit de la presse périodique qui constitue l’aboutissement du mélodrame et du roman sentimental.
Le thème principal est la quête de l’amour, avec les nombreux obstacles que l’héroïne et le héros doivent surmonter. L’image de la femme domine les récits.


Les contextes sociaux et politiques ne sont pas ignorés, mais ils sont évoqués de façon édulcorée, comme sur le mode publicitaire.
Le roman-photo est fréquemment confondu avec le cinéroman car ces deux moyens d’expression partagent les mêmes principes de découpage et de narration.
Le roman-photo développe son propre scénario à travers ses séquences d’images. 
A contrario, le cinéroman est une publication (également périodique) qui reproduit les séquences d’un film préexistant, déjà sorti sur les écrans.



Les séquences photos se déchiffrent à partir d'un processus discontinu de lecture (on bondit de photo en photo) que l'œil transforme en lecture continue grâce à un système de narration elliptique (on imagine ce qui se passe entre les photos). Cette narration est facilitée par des cartouches de texte souvent très importants. Car dans le roman-photo, le verbal (ballons et récitatifs) domine. Il donne du sens à des photos généralement pauvres en informations.


La multiplication des titres (aussi bien en romans-photos qu’en cinéromans) et les tirages astronomiques entraînent une évolution du genre. Du drame sentimental on passe même au western, au polar, à l’horreur et au fantastique.















2. Le roman-photo érotico-sadique
C’est ainsi qu’en 1966 apparaît le roman-photo Satanik, déjà publié en Italie sous le nom de Killing. Le succès commercial de cette nouvelle série en France est tel que le rythme de parution devient bi-mensuel. 
Les thèmes du roman-photo traditionnel y sont pris totalement à contre-pied. 
Le personnage principal se comporte comme un génie du Mal ou un anti-James Bond. Les histoires mélangent violence et sadisme, avec un coupon d’érotisme très audacieux pour l’époque. 













Après la parution de 19 numéros, Satanik est censuré par le Ministère de l’Intérieur et disparaît en France. La série continue en Italie, et connaîtra également une nouvelle vie en Turquie (même sous forme de films) et en Argentine.

Editions turques de Killing














Editions de Killing en Argentine














Ce phénomène découle des "fumetti neri”, ces bandes dessinées érotico-sadiques qui fleurissaient en Italie, mettant en scène des super-criminels. Ces bandes dessinées bon marché et populaires engendrèrent la production de romans-photos et même de films.



C’est toujours en Italie, en Espagne (malgré la censure franquiste) et en Amérique du Sud que ce type de romans-photos remportera le plus de succès, avec une impressionnante variété de titres, tous plus délirants les uns que les autres. 







Espagne
















Argentine





















3. Les fotonovelas
Au Mexique, le roman-photo se manifestera sous une forme profondément originale et inattendue : le cómic-fotonovela (ou roman-photo « dessiné »).
Il existe au Mexique une tradition de la bande dessinée populaire dès le début des années 50. 
La population du pays s’élève alors à environ 25 millions d’individus, avec un taux d’alphabétisation de 50% (contre 5% dans les années 40), dont 4 à 5 millions lisent des bandes dessinées. La télévision est encore pratiquement inexistante et le pays, vaste comme l’Europe, ne compte que 300 cinémas.
Les bandes dessinées les plus répandues sont des petits formats très influencés par les comics américains, ea The Phantom, Batman et Dick Tracy.





C’est alors que l’artiste mexicain José Guadalupe Cruz invente le concept du cómic-fotonovela en combinant ses talents de photographe, dessinateur, peintre et scénariste.
José Cruz publie déjà des bandes dessinées où il utilise la technique du lavis.




Il met au point une technique de récit qui ne cherche pas (comme en Europe) à imiter la réalité. Les protagonistes sont photographiés séparément puis leurs silhouettes découpées et collées sur des décors peints ou dessinés.
Cet effet produit une vision en relief, une sorte de stéréovision se rapprochant de l’image en deux dimensions et du procédé View-Master ®.
Le montage photographique se juxtapose au dessin manuel et finit par lui ressembler.
Ce traitement graphique, imprimé à l’encre noire ou sépia sur du papier pulp bon marché, offre un mélange tout à fait inédit où la photo se confond avec la bande dessinée.

4. Les aventures d'El Santo
La série la plus diffusée et la plus prolifique de romans-photos « dessinés » présente les exploits d’El Santo, l’Homme au Masque d’Argent. 
C’est José Cruz qui est à l’origine de l’incroyable succès de ce phénomène de presse.
En 1952, il propose au catcheur El Santo de réaliser des fotonovelas fantastiques racontant ses exploits. 




L’aspect génial de cette idée est de mettre en scène un personnage bien réel, public et très populaire. Car El Santo est une vedette de Lucha Libre, le catch mexicain, qui offre une combinaison cathartique de théâtre improvisé, de sport, de mélodrame et de simulacre de justice sociale. 
El Santo devient l’acteur principal d’un conte où le fantastique et la magie jouent un rôle prépondérant. 




En tant que véritable catcheur, c’est un individu qui a sacrifié son identité réelle pour devenir un demi-dieu qui n’enlève jamais son masque. Il joue le rôle du Saint, un héros paré de toutes les vertus, qui possède des pouvoirs surhumains en relation avec le monde des esprits. 









Avec la dimension du sacrifice, la figure sacrée du Saint représente aussi une manifestation du syncrétisme religieux mexicain, où la figure du Christ martyr se superpose aux mythes aztèques noyés dans le sang par les Conquistadors.


Ses aventures deviennent des manifestations de la réalité magique, dont les protagonistes photographiés en chair et en os se déplacent dans un univers fantasmagorique de papier.
Le monde réel s’efface pour basculer dans un univers onirique rempli de monstres, de zombies, de squelettes qui parlent, de gourous sataniques et de sorciers.











En termes sociologiques, une autre particularité de ces fotonovelas est de traduire une transition entre la semi-alphabétisation du passé et une idée américanisée du progrès urbain. Sur le plan idéologique, l’esthétique des films d’horreur Universal (Dracula, Frankenstein, la Momie…) se mélange à l’imagerie religieuse catholique et aux ex-votos.
Le succès est tel que les numéros d’une trentaine de pages sortent à une cadence de trois fois par semaine (chaque lundi, jeudi et samedi) et sont diffusés à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Chaque exemplaire compte bien entendu plusieurs lecteurs.
Cette série mérite bien son nom de « revista atómica », la revue atomique, au rythme de parution proprement effréné.
La technique mise au point par José Cruz sera imitée par d’autres auteurs de récits populaires, mettant notamment en scène d’autres catcheurs masqués, vénérés eux aussi parfois à l’instar de demi-dieux. Comme Blue Demon, l’alter ego négatif d’El Santo (Le Saint contre Le Démon), Neutron, Huracan Ramirez et Mil Mascaras.









































5. Ostracisme et préjugés
Finalement, victime du succès des feuilletons télévisés et de l’évolution des mentalités, le roman-photo a tendance à disparaître des kiosques à partir du milieu des années 80.
Quant aux aventures de Santo, elles se terminent en 1986. 
Le roman-photo, peu connu et peu étudié, est souvent victime de préjugés culturels. Roland Barthes le qualifait notamment de « (…) forme dérisoire, vulgaire et sotte de la sous-culture de consommation (…) ».
L’origine de cet ostracisme est sans doute à chercher dans un statut d’objet de culture de masse, donc considéré parfois à tort comme simpliste, éphémère et jetable. 
La bande dessinée, genre proche, a longtemps souffert des mêmes préjugés mais a bénéficié dès les années 60 des analyses sémiologiques éclairées d’Umberto Eco.
En 1996, les artistes Pierre La Police et Jean Lecointre éditent La Balançoire de Plasma, un hommage aux romans-photos et cinéromans de l’âge d’or des années 60 et aux fotonovelas de José Cruz.







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